Aristote a-t-il raté l’essence des paradoxes de Zénon ?

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Version 2 du 19.8.2024


Aujourd’hui, les paradoxes de Zénon nous sont principalement connus grâce à Aristote, qui les rapporte dans son ouvrage « La Physique ». Platon les mentionne de manière fictive dans « Le Parménide », sans les détailler clairement, comme j’ai pu le constater en le lisant attentivement. D’autres auteurs antiques ne semblent pas avoir traité ces paradoxes directement. Aristote reste donc la source principale pour notre compréhension de ces paradoxes. Cependant, en lisant « La Physique », j’ai observé que les paradoxes y sont présentés de manière partisane, avec une intention apparente de démontrer les erreurs de Zénon. Les arguments d’Aristote, plus nombreux, semblent ainsi éclipser ceux de Zénon.


Étant donné que les paradoxes de Zénon nous sont parvenus principalement à travers la critique d’Aristote, je crains qu’ils aient été déformés par le prisme de cette interprétation. Cette critique a probablement influencé leur compréhension au fil des siècles, les réduisant souvent à une simple question de division et de finitude du mouvement. Or, il me semble que Zénon soulignait avant tout l’ordre dans lequel les étapes du mouvement sont franchies, une question qu’Aristote n’aborde pas.


Je pense qu’Aristote a commis une erreur en cherchant à réfuter les paradoxes de Zénon en invoquant la finitude des parcours. En effet, Zénon savait fort bien que diviser un mouvement à l’infini entre un départ et une arrivée ne rendrait pas le parcours plus long qu’il ne l’est. Les paradoxes de Zénon naissent justement du fait que les parcours sont finis, sans quoi le paradoxe n’existerait pas. En d'autres termes, si les parcours n’étaient pas finis, il n’y aurait pas de contraste entre la notion d’un nombre infini d’étapes et la réalité du parcours fini. Les paradoxes mettent en lumière la difficulté de concilier une infinité d’étapes avec la finitude apparente du mouvement, ce qui ne peut être résolu simplement en affirmant que le parcours est fini. C’est cette tension entre le fini et l'infini qui est au cœur des paradoxes, et non la simple question de savoir si le mouvement est divisible ou non.


Cette même erreur d’Aristote semble persister aujourd’hui avec l’idée que le calcul infinitésimal aurait résolu les paradoxes en prouvant la finitude des mouvements.


C’est pourquoi, après avoir attentivement étudié l’ouvrage d’Aristote, je souhaite présenter ses arguments pour les analyser, les commenter et les discuter sous un nouveau jour.


Le divisible et l’indivisible comment Aristote reproduit le paradoxe de la flèche : 


Tout au long de son ouvrage, Aristote s’interroge sur la nature du mouvement et se heurte à des contradictions insolubles : le mouvement est-il indéfiniment divisible ou, au contraire, indivisible ? Il parvient à deux conclusions opposées. D’une part, il soutient que tout mouvement, pris dans sa globalité, est indéfiniment divisible en parties de plus en plus petites, la durée étant un prérequis pour que le mouvement s’exerce.


Cependant, d’autre part, Aristote conclut également que, si l’on considère le mouvement à un instant précis, cet instant, situé entre le passé et l’avenir, doit être sans durée et ne peut donc pas être divisé, puisque la durée est absente. Il arrive ainsi à la conclusion que l’instant présent, étant indivisible, ne peut contenir ni temps ni mouvement.


Cette constatation soulève le même problème que le paradoxe de la flèche de Zénon : si le mouvement est constitué d’instants sans durée, alors un objet en mouvement, comme une flèche en vol, ne pourrait pas se déplacer, car le présent étant sans durée, il serait impossible pour la flèche de se mouvoir d’un instant à un autre. Cela mène à une aberration, car, même si l’on additionne une infinité de ces instants sans durée, le résultat restera toujours une absence de durée, durant laquelle aucun mouvement ne pourrait se produire.


Ainsi, pour simplifier, le présent, n’ayant pas de durée, pourrait être appelé le « présent statique ». Comment le temps peut-il s’écouler d’un « présent statique » à un autre ?


Aristote reconnaît cette difficulté : le mouvement ne peut être possible dans l’instant présent, et ce n’est qu’entre deux instants de « présent statique » que la durée nécessaire à un mouvement peut commencer.


Il en conclut donc que le mouvement ne peut exister que si on le considère dans sa globalité, entre un départ et une arrivée. Sans durée, le mouvement est effectivement impossible, et Aristote semble également reconnaître ce point.


Aristote navigue dans ces contradictions. D’une part, il reconnaît le paradoxe de la flèche : si, à chaque instant, un objet occupe une position précise, alors dans le présent, le mouvement n’existe pas réellement. D’autre part, il affirme que le mouvement ne peut se produire que sur la durée. Or, cette durée ne peut pas se réaliser si le présent n’a aucune durée, ce qui crée un cercle vicieux dans l’argumentation d’Aristote tout au long de son ouvrage, où il oscille entre l’idée d’un temps divisible dans la durée et celle d’un temps indivisible dans l’instant.


En observant le problème uniquement depuis la durée, Aristote semble croire qu’il réfute Zénon, alors qu’en réalité, c’est le fait même que la durée existe qui s’oppose à son observation de la « non-durée » dans l’indivisible du « présent statique », créant ainsi le paradoxe. Il ne suffit pas de constater que le temps s’écoule et que la durée advient pour prétendre que Zénon est dans l’erreur, car c’est précisément le fait que cette durée se produit malgré le « présent statique » qui fait que le paradoxe est si pertinent.


Aristote ne réfute pas Zénon ; au contraire, il reconnaît l’impossibilité du mouvement dans un « présent statique » indivisible, tout en affirmant que celui-ci se produit sur la durée. Ainsi, pour Aristote, le mouvement est à la fois possible et impossible. Ses propos sont difficiles à comprendre, car, dans certains passages, il défend que le temps est indivisible et donc que le mouvement est impossible, tandis que dans d’autres, il affirme au contraire que le temps ne peut se réaliser que sur une durée. Mais Aristote ne répond pas à Zénon : il ne dit pas comment sortir du « présent statique », ni comment l’addition d’instants indivisibles pourrait donner naissance à la durée qu’il invoque pour croire réfuter Zénon.


Si le présent, à chaque instant, est sans durée, comment la flèche peut-elle passer d’un « présent statique » au suivant si le temps ne permet pas à la flèche de se mouvoir ? Zénon concluait que la flèche devrait rester immobile, et cette conclusion semble également sous-entendue par Aristote si l’on considère que le mouvement, à chaque instant, est sans durée. Le mouvement ne pourrait alors s’exercer qu’entre deux instants, reproduisant ainsi le paradoxe de la flèche.


Face à cette contradiction, Aristote se retrouve dans une position inconfortable. Tantôt il affirme que le temps, lorsqu’il est considéré à partir d’un instant, semble indivisible, tantôt il reconnaît que le temps doit être indéfiniment divisible entre deux instants, car ces instants sont séparés par des durées qui, elles-mêmes, sont divisibles à l’infini.


Aristote s’est-il mépris sur le paradoxe de la dichotomie ?


Aristote dit : 


  • « Il est donc clair que si quelque chose se déplace à une vitesse constante, il est nécessaire que ce qui est fini se déplace dans un temps fini. (Si l’on considère une partie qui mesure l’ensemble, elle se déplacera dans le même temps que le nombre des parties ; donc, puisque ces parties sont finies en nombre et en taille, le temps sera également fini, car il sera proportionnel au temps de la partie multiplié par le nombre de parties). »


C’est ainsi qu’Aristote pense résoudre les paradoxes de la dichotomie et d’Achille et la tortue. Selon lui, il suffit de montrer que si l’on additionne toutes les parties des parcours, on obtient toujours un parcours fini en espace et en temps.


Or, le fait que les parcours soient de longueur et de durée finies est précisément au cœur des paradoxes. Comment est-il possible qu’ils le soient ?


Pour qu’un mobile passe de son départ à son arrivée, il doit nécessairement traverser une zone médiane. Mais une fois arrivé à la moitié de cette zone, il lui restera toujours un autre espace à parcourir, dans lequel il devra encore passer par le milieu, et ainsi de suite, dans une série sans fin : 1/2 + 1/4 + 1/8 + 1/16 + … etc. C’est ce que j’appelle le « Parcours Éternel des Moitiés Restantes » (PE/MR). 


Le PE/MR est comparable à un livre contenant une infinité de pages, mais à chaque page que nous lisons, un nombre infini de nouvelles pages apparaîtrait devant nous, rendant impossible l’achèvement de l’histoire.


Le PE/MR peut également être comparé à un puzzle infini, où chaque pièce doit être placée dans un ordre chronologique : 1/2, 1/4, 1/8, 1/16, etc. Ajouter une pièce supplémentaire à ce puzzle ne fait qu'ajouter une moitié restante à un ensemble déjà fini de pièces, tout en laissant une infinité d'autres encore non posées. La véritable question que pose Zénon est donc de savoir comment achever ce parcours, bien que celui-ci soit fini et s’achève finalement. Aristote est incapable de nous expliquer comment cela est possible, laissant ainsi le paradoxe entier.


Aristote pense que Zénon se trompe puisque le parcours s’achève, mais en réalité, c’est précisément parce que le parcours s’achève que toute la bizarrerie du paradoxe de Zénon apparaît. Il semble qu'Aristote n’avait pas pleinement saisi cette subtile complexité.


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Olivier Dusong